La grande paix naturelle Par Sogyal Rinpoché
Quand on a demandé au Bouddha de résumer son enseignement, il a dit:
"Ne commettre aucune action négative
Cultiver un trésor de vertus
Dompter cet esprit qui est le nôtre
Ceci est l’enseignement de tous les bouddhas.
"Ne commettre aucune action négative " signifie abandonner toutes les actions nuisibles et négatives qui sont la cause de la souffrance pour les autres ainsi que pour nous-mêmes.
" Cultiver un trésor de vertus " consiste à adopter les actions positives et bénéfiques qui sont la cause du bonheur, pour les autres ainsi que pour nous-mêmes.
Cependant, le plus important est de " dompter cet esprit qui est le nôtre". C’est pourquoi des maîtres tels que NyoshuL Khen Rinpoché ont souvent dit que cette phrase résume à elle seule l’essence des enseignements du Bouddha. Parce que si l’on peut réaliser la vraie nature de notre esprit, c’est là le point essentiel de l’enseignement et de toute notre existence.
L’esprit est la racine de toute chose, le responsable de la souffrance et du bonheur, du Samsara et du Nirvana. Dans les enseignements tibétains, on appelle l’esprit " le roi qui est à l’origine de toute chose - kun jé gyalpo - le principe universel qui ordonne tout. Comme l’a dit le grand maître Padmasambhava
" Ne cherchez pas à trancher la racine des phénomènes, cherchez plutôt à trancher la racine de l’esprit".
C’est pourquoi ces paroles du Bouddha m’inspirent tant :
" Nous sommes ce que nous pensons, et tout ce que nous sommes s’élève de nos pensées. Avec nos pensées, nous créons le monde".
Parlez et agissez avec un esprit pur et le bonheur s’ensuivra. " Si seulement nous pouvions nous le rappeler, le garder dans notre cœur et maintenir notre cœur et notre esprit purs, le bonheur s’ensuivrait réellement. Tout l’enseignement du Bouddha vise à dompter cet esprit qui est le nôtre et à préserver un cœur et un esprit purs.
Cela commence par la pratique de la méditation. Nous permettons à toutes nos pensées et nos émotions turbulentes de se déposer tranquillement dans un état de grande paix naturelle. Comme le dit Nyoshul Khen Rinpoché :
"Laissez reposer dans la grande paix naturelle
Cet esprit épuisé, Battu sans relâche par le karma et les pensées névrotiques,
Semblables à la fureur implacable des vagues qui déferlent
Dans l’océan infini du samsara.
Laissez le reposer dans la grande paix naturelle. "
Comment donc les pensées et les émotions se déposent-elles ? Si vous laissez un verre d’eau boueuse reposer, sans l’agiter, les particules de terre se déposent progressivement au fond, permettant à la clarté naturelle de l’eau de se manifester.
De la même façon, en méditation, nous laissons nos pensées et émotions se déposer dans un état d’aise naturelle.
Il y a une citation merveilleuse d’un des plus grands maîtres du passé, qui fut une révélation pour moi lorsque je l’entendis pour la première fois, car ces deux phrases dévoilaient la nature de l’esprit et la façon d’y demeurer - ce qui est la pratique de la méditation. En tibétain, c’est très beau, presque musical chou ma nyok na dang, sem ma chu na de. Ce qui signifie approximativement :
" L’eau, Si vous ne l’agitez pas, deviendra claire ; l’esprit, laissé inaltéré, trouvera sa propre paix naturelle. "
Ce qui est remarquable au sujet de cette instruction, c’est qu’elle met l’emphase sur l’aspect naturel de l’esprit qui lui permet tout simplement d’être, inaltéré et sans rien modifier.
Notre véritable problème est la manipulation, la fabrication et un excès de pensées. Un maître disait souvent que la cause racine de tous nos problèmes mentaux était cet excès de pensées. Comme le dit le Bouddha : " Avec nos pensées, nous créons le monde. " Mais Si nous gardons notre esprit pur et le laissons reposer tranquillement dans l’état naturel, ce qui se passe alors, lorsque nous pratiquons, est tout à fait extraordinaire.
Dans la voie bouddhiste, la première pratique de la méditation est " shamatha ", en tibétain shiné, demeurer paisiblement " ou " méditation de la tranquillité ". Lorsque nous débutons, c’est une pratique de l’attention.
La pratique de shamata peut se faire sur un objet, un support, ou sans objet. Quelquefois, nous utilisons une représentation du Bouddha comme objet, ou bien, comme on le retrouve dans toutes les écoles du bouddhisme, nous observons la respiration, avec légèreté et attention.
Notre problème est que notre esprit est toujours distrait. Quand il est distrait, l’esprit crée des pensées à l’infini. Il n’est rien qu’il ne pense, qu’il ne fasse. Si seulement nous l’observons, nous nous rendrons compte de notre manque de discernement, à quel point nous laissons toutes sortes de pensées nous envahir et nous égarer.
C’est devenu la pire de toutes nos mauvaises habitudes. Nous n’avons ni discipline, ni aucun moyen de porter notre attention sur les pensées de toute sorte qui nous viennent ; quoi qu’il s’élève, nous nous laissons emporter dans un tourbillon d’illusions, et nous les prenons tellement au sérieux que nous finissons non seulement par y croire mais par nous y identifier.
Bien sûr, nous ne devons pas supprimer nos pensées et nos émotions, ni nous y complaire. Notre problème est que nous nous sommes trop laissés aller à penser, et il en résulte des maladies mentales et physiques.
De nombreux médecins tibétains ont observé une recrudescence, dans le monde moderne, de troubles causés par des perturbations du prana, l’air intérieur. Tous sont causés par un excès d’agitation, d’inquiétude, d’anxiété et de pensées s’ajoutant au rythme de vie et à l’agressivité qui dominent nos vies.
La seule chose dont nous avons besoin est la paix. C’est pourquoi nous nous apercevons que le simple fait de nous asseoir quelques instants, d’inspirer et d’expirer en laissant les pensées et les émotions se déposer tranquillement, peut être une merveilleuse façon de faire une pause.
Quand on se laisse aller à l’inattention et à la distraction et que l’on réfléchit trop, quand on se perd dans les pensées, que l’on suscite les problèmes mentaux et l’angoisse, l’antidote à appliquer est l’attention. La discipline de la pratique de shamatha consiste à ramener sans cesse l’esprit au souffle. Si vous êtes distraits, à l’instant même où vous vous en rendez compte, ramenez tout simplement votre esprit au souffle. Rien d’autre n’est nécessaire. Même se demander " Comment est-ce possible que je me sois laissé distraire" est encore une autre distraction.
La simplicité de l’attention, qui ramène sans cesse l’esprit au souffle, va progressivement l’apaiser. Quand vous essayez de mettre un enfant au lit, il voudra s’amuser avec vous et si vous le laissez faire, il sera de plus en plus agité et ne pourra jamais s’endormir. Il faut le prendre dans vos bras, rester avec lui, attentif et tranquille, et il finira par se calmer. Il en va de même pour l’esprit aussi agité soit-il, ramenez-le sans cesse, encore et encore, à la simplicité du souffle.
Graduellement, l’esprit se déposera, il se déposera en lui-même.
Au début, bien sûr, on peut se sentir un peu conscient de soi-même. On croit que lorsqu’on observe le souffle, il y a trois choses séparées : l’acte de respirer, celui qui respire, et la respiration.
Mais peu à peu, à mesure que la pratique se perfectionne et que notre esprit se dépose, l’acte de respirer, la respiration et celui qui respire deviennent un, et finalement, c’est comme Si vous étiez devenu le souffle.
Les maîtres insistent toujours sur l’importance de ne pas trop se focaliser lorsque vous pratiquez la concentration du " repos calme ". C’est pourquoi ils conseillent d’accorder à peu près vingt-cinq pour cent d’attention au souffle.
Mais comme vous pouvez le constater, l’attention seule n’est pas suffisante. Lorsque vous êtes en train d’observer le souffle, vous vous retrouvez après quelques minutes au milieu d’un match de football, ou jouant le rôle principal dans votre propre film. C’est pourquoi vingt-cinq pour cent seront consacrés à une conscience soutenue et continuelle qui supervise et vérifie que vous êtes toujours attentif au souffle. On laissera les cinquante pour cent restants de l’attention dans une détente spacieuse.
Bien sûr, cette répartition de l’attention n’a pas à être aussi précise, tant que ces trois éléments - attention, conscience claire et détente spacieuse - sont présents.
Être spacieux est vraiment une chose merveilleuse.
Quelquefois, le simple fait d’être spacieux suffit à lui seul à calmer l’esprit. Cette qualité spacieuse est l’esprit même de la méditation ; c’est aussi la générosité de base de la méditation. Dans la pratique de shamatha, lorsqu’on peut allier cette détente spacieuse à l’attention focalisée sur le souffle, l’esprit se dépose peu à peu.
À mesure qu’il se dépose, une chose extraordinaire se produit tous les aspects fragmentés de vous-même se déposent et vous trouvez la plénitude. Négativité et agressivité, douleur, souffrance et frustration sont finalement désamorcées. On fait l’expérience d’un sentiment de paix, de détente spacieuse et de liberté. Et de là naît une tranquillité profonde.
À mesure que l’on perfectionne cette pratique et que l’on devient un avec le souffle, le souffle lui-même, en tant qu’objet de notre pratique, finit par se dissoudre et on se retrouve suspendu dans l’instant présent.
Nous arrivons à un état centré en un seul point, qui est le fruit et le but de shamatha.
Demeurer dans l’instant présent, dans la tranquillité, est un excellent accomplissement, mais revenons à l’exemple du verre d’eau boueuse, si vous ne l’agitez pas, les particules de terre se déposeront et tout deviendra clair. Cependant, les particules de terre sont encore là, tout au fond ; le jour où vous l’agiterez, les particules de terre remonteront à la surface.
Tant que nous rechercherons l’immobilité, nous pourrons apprécier la paix et le repos, mais chaque fois que notre esprit sera quelque peu perturbé, les pensées trompeuses surgiront de nouveau.
Demeurer dans l’instant présent de shamatha ne nous permettra pas d’évoluer, et ne nous conduira pas à l’éveil ou à la libération. La conscience du moment présent devient un objet subtil, et l’esprit qui repose dans l’instant présent, un sujet subtil.
Tant que nous resterons dans le domaine du sujet et de l’objet, l’esprit fera encore partie du monde conceptuel ordinaire du samsara.
Mais avec la pratique de shamatha, notre esprit a retrouvé un état de paix et de stabilité. Tout comme l’image dans un appareil photo devient plus précise quand vous faites la mise au point, l’attention centrée en un seul point de shamatha permet à la clarté de l’esprit de se manifester davantage.
Tandis que les obscurcissements sont peu à peu éliminés et que l’ego et sa tendance à saisir commencent à se dissoudre, la " vue claire " ou " vue profonde " de vipashyana , en tibétain lhak tong, se révèle.
À ce moment précis, nous n’avons plus besoin de nous ancrer dans l’instant présent et nous pouvons aller au-delà de nous-mêmes, dans cette ouverture la sagesse qui réalise le non-ego. C’est cela qui vaincra l’illusion et nous libérera du samsara.
Considérons l’impact de cela sur la façon dont nous gérons les pensées et les émotions. Pour commencer, manquant de sécurité et de stabilité, nous sommes éparpillés et envahis par nos pensées.
C’est pourquoi dans la pratique de l’attention, nous nous focalisons sur un objet, le souffle.
Mais quelles que soient les pensées qui s’élèvent, elles proviennent toujours et seulement de notre esprit, aussi naturellement que les rayons proviennent du soleil et les vagues de l’océan.
Nous nous trouvons à présent dans l’état de " repos calme ", les choses s’élèvent, bien que n’ayant jamais été séparées de nous et nous sommes différents. Il n’est plus besoin de craindre de perdre notre équilibre ou d’être distrait, plus besoin d’entraver ce qui s’élève, à présent que l’ouverture de la vue profonde s’est révélée.
Nous sommes devenus comme un roc, affrontant vents et marées, et non plus, comme auparavant, la plume balayée de tous côtés par le moindre souffle.
La seule chose à faire est de maintenir notre conscience claire.
Lorsqu’une pensée surgit dans cet état d’immobilité, si on peut la reconnaître avec cette conscience claire, elle retournera se dissoudre dans la nature de l’esprit.
Les pensées et les émotions deviennent comme les vagues de l’océan, elles se dressent et retournent se fondre dans l’immensité.
Nous devenons comme l’océan lui-même vaste, spacieux et calme. Il ne nous reste plus rien à faire d’autre que de maintenir cette conscience claire.
Bien sûr, ce qui s’élève risque de déstabiliser un débutant, de faire ressurgir les vieilles habitudes.
À l’instant où ce qui s’élève est vu comme séparé de nous, nous nous perdons. À ce moment crucial, avant que ce qui s’élève ne devienne une pensée, il nous faut absolument maintenir notre conscience claire. Il nous faut veiller sur notre conscience claire, comme un rappel naturel qui nous fait revenir et sans lequel nous serions balayés.
Ce que je décris ici est un procédé que l’on appelle immobilité, mouvement et conscience claire (né gyn rig sum).Sa signification va en s’approfondissant à mesure que nous atteignons des étapes de réalisation de plus en plus profondes.
Tandis que nous progressons, et que nous laissons ce qui s’élève se dissoudre et se libérer à la lumière de notre conscience claire, cela ne fait que renforcer et prolonger l’immobilité, tout comme les vagues et les remous embellissent l’océan.
Par la pure conscience de la vue claire et par la sagesse qui réalise le non-ego, nous accédons à la nature de l’esprit. Au cours de notre progression, nous aurons de profonds aperçus de la nature de la réalité et de nous-mêmes ; en effet, au fur et à mesure que la dualité sujet-objet se dissout, nous parvenons à l’état de non-dualité.
Quand nous y parvenons, nous connaissons un état de paix profonde. Nyoshul Khen Rinpoché parlait souvent de la grande paix naturelle - rang shyin shyiwa chenpo - la profonde paix de la nature de l’esprit, la paix du Madhyamika, du Mahamoudra et du Dzogpachenpo. Comme l’a dit le Bouddha,
" le nirvana est la véritable paix."
Lorsqu’on parvient à cette paix de la nature de l’esprit, on découvre une vaste étendue, une grande ouverture : les nuages se sont comme évaporés, révélant un ciel infini et ouvert.
Suite.....